Surveiller et punir en pandémie

Surveiller et punir en pandémie

Il est temps de relire les quelques pages que le philosophe Michel Foucault consacrait à la gestion politique des épidémies. La réalité biologique du coronavirus n’est pas la seule à agir sur les corps. Les réflexions de Michel Foucault dégagent deux modalités combinables de politiques sécuritaires qui disciplinent les corps et semblent se réaliser aujourd’hui dans le contexte politico-sanitaire.

 

Épisode 60

Par Nicolas Guérin, Maître de conférences (HDR) en Psychologie à Aix-Marseille Université

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Il est désormais impossible de rester indifférent à la redoutable actualité de la première partie du chapitre III de l’ouvrage de Michel Foucault paru chez Gallimard en 1975, Surveiller et punir, concernant la gestion des épidémies. « Redoutable actualité » car, bien que l’ouvrage de Foucault date de plus de 40 ans, qu’il porte lui-même sur des phénomènes sociaux vieux de plusieurs siècles (les épidémies de peste surtout) et qu’il dresse le portrait d’une société disciplinaire qu’on croirait disparue, voire franchement  dystopique, il est difficile de manquer ce en quoi les dispositifs disciplinaires et sécuritaires décrits par le philosophe se réalisent, au moins en France, dans le contexte sanitaire que nous connaissons aujourd’hui.

La thèse de Foucault concernant la gestion politique des épidémies n’est pas une théorie du complot. Foucault ne dit pas, par exemple, qu’un virus est fabriqué quelque part par des classes dominantes pour nourrir un dessein caché, comme celui d’asservir les populations par le biais d’une politique sanitaire autoritaire. L’idée de Foucault, résumée à grands traits, est plutôt que l’exercice du pouvoir peut trouver son plein accomplissement à l’occasion d’une épidémie. Comme si un lien organique existait entre la mécanique du pouvoir politique et le processus labile et instable de l’épidémie de sorte que, lorsque l’un et l’autre se rencontrent, le pouvoir lui-même mutait, semblable à un virus, pour finalement s’exercer dans une forme virulente, à la fois disciplinaire et sécuritaire.

Je ferai deux remarques et poserai une question, que j’adresse ici à la cantonade. Pour ce faire, je m’appuierai toujours sur ce qui me semble être le plus crucial parmi les remarques de Foucault sur la gestion des épidémies, tant ces quelques pages méritent de faire office pour nous tous de piqure de rappel, si j’ose dire.

Rêve politique d’épidémie et microphysique du pouvoir cellulaire

Première remarque : tout en décrivant le type de gestion sanitaire des épidémies de peste en Europe, Foucault rappelle qu’il « y a eu autour de la peste toute une fiction littéraire de la fête » (1) où les individus se démasquent et où les corps se mélangent sans respect ni distance, comme c’est aussi le cas dans les révoltes ou les émeutes. Bakhtine (2) soutient une idée voisine en remarquant que le corps à corps dans les scènes de carnaval chez Rabelais opère une rupture dans les semblants de l’ordre féodal (3). Mais Foucault ajoute que cette fiction littéraire de la fête autour de la peste trouve son envers dans « un rêve politique de la peste » (4) qui lui, au contraire, vise une société sectionnelle en séparant les corps pour appliquer ce que Foucault appelle ailleurs joliment (dans un chapitre intitulé non moins joliment « Les corps dociles ») une microphysique du pouvoir cellulaire (5). Chaque individu y est contrôlé, caractérisé pour lui-même et la multiplicité des individus y est mise en ordre. Au désordre de la fête et au mélange des corps dans l’épidémie, s’oppose « la discipline [faisant] valoir son pouvoir qui est d’analyse » (6) : « non pas la fête collective mais les partages stricts ; non pas les lois transgressées, mais la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l’existence et par l’intermédiaire d’une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir » (7). Or cet envers et cet endroit résonnent aujourd’hui avec la méfiance, voire la criminalisation, du gouvernement à l’égard des rassemblements festifs des jeunes essentiellement.

Seconde remarque : Foucault distingue là, dans un contexte sanitaire d’inquiétude et d’égarement, deux modalités d’exercice du pouvoir dans une société disciplinaire. L’une est calquée sur la gestion de la peste. Elle génère des séparations multiples et procède par « quadrillage tactique » (8) de la population, comme ce peut être le cas aujourd’hui avec l’extension du « passe sanitaire » et les procédures de contrôle corrélatives appliquées à quasiment tous les domaines de la vie sociale et probablement professionnelle. L’autre modalité d’exercice du pouvoir est quant à elle calquée sur le modèle de la gestion de la lèpre. Elle se fonde sur l’exception comme condition de l’universel. Elle procède par l’exil et l’exclusion. Sa logique est binaire et son idéal est celui d’une « communauté pure » (9) comme c’est le cas maintenant avec le clivage de la population entre individus vaccinés versus individus non-vaccinés, la stigmatisation et l’ostracisation calculée des non-vaccinés réglées sur l’idéal d’un monde pur, immunisé, et purgé à jamais du virus et de ses variants.

Enfin Foucault souligne, et c’est précieux, que ces deux modalités d’exercice du pouvoir disciplinaire et sécuritaire, soit le quadrillage tactique d’une part, et l’exclusion d’autre part, ne sont pas incompatibles et qu’elles se combinent à partir du XIXéme siècle.

La question qui s’impose est la suivante : ne doit-on pas penser que nous assistons aujourd’hui, en France du moins, à la résurgence et au développement de ces deux modèles politiques disciplinaires ainsi qu’à leur combinaison ? Si tel est bien le cas, une structure combinée de dispositifs disciplinaires se répète et nous assistons, avec notre politique sanitaire, à un phénomène qui n’est pas aussi inédit qu’on a tendance à le dire. Il faudrait néanmoins compliquer les observations de Foucault avec les traits spécifiques de notre époque qui participent et renouvèlent la microphysique du pouvoir cellulaire : des enjeux socio-économiques colossaux et le traitement viral de l’information par les réseaux sociaux qui relaient les axiomes du pouvoir gouvernemental, influencent le milieu journalistique mais qui agissent aussi probablement, à leur tour, sur une partie des décisions politiques elles-mêmes.

Et si ce n’est pas une métaphore que de dire avec Foucault que les « rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » (10), il faudra être attentif aux effets subjectifs des variants combinatoires plus ou moins raffinés de ces deux modalités de politique sécuritaire, dans le réel de chacun.

 

Notes

(1) M. Foucault, (1975), Surveiller et punir, tel Gallimard, Paris, p. 231.

(2) M. Bakhtine, (1970), L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, tel Gallimard, Paris.

(3) Notons au passage qu’au moment des manifestations dites des « gilets jaunes », certains médias avaient eu l’intuition du phénomène social épidémique et contagieux, impliquant le corps, en qualifiant ce mouvement contestataire de « fièvre jaune ». Voir entre autres : L’Humanité, Le Point et La Provence.

(4) M. Foucault, op. cit., p. 231.

(5) Ibid., p. 175.

(6) Ibid., p. 231.

(7) Ibid., p. 231.

(8) Ibid., p. 231.

(9) Ibid., p. 232.

(10) Entretien de M. Foucault avec L. Finas, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », Dits et écrits II, Quarto Gallimard, 2001, pp. 228-236.